3. Conjuguer sur la scène


Quoi qu’il en soit, je reste fascinée par le cadre en ce qu’il délimite quelque chose à voir. Il rend l’image précieuse comme un sertissage valorise une pierre. Le cadre scénique circonscrit l’image et le tableau supporte l’image plastique : la scène en est un lieu de convergence possible. Ce projet se propose d’étendre une proposition plastique au cadre scénique, dans la continuité du mode opératoire qui consiste à agrandir. La scène en tant que volume constitue un espace de jeu incessant avec son cadre qui en dessine la surface. Je souhaite développer un travail qui confronte le volume et la surface, voir où l’image projetée s’accroche entre les pleins et les vides de la scène. Je souhaite appréhender la profondeur, construire dans l’espace par la mise en lumière. Je voudrais fabriquer des images plastiques dans une boîte.

La scène peut être le lieu de l’image et à la fois le lieu où, bien mis en valeur, le vivant se donne à voir et se raconte ; un lieu où la parole peut s’incarner. Ce projet pose la question de savoir comment l’espace esthétique permet la parole. Dans quelle image la parole va-t-elle pouvoir exister ? L’image comme le texte participent de la même exploration, selon des modalités et des règles différentes. Ma démarche plastique explore le divers et la multitude à travers les nuances entre les couleurs. Mon écriture explore le divers et la multitude à travers les nuances entre les émotions et leur ressenti. Si seulement on pouvait avoir autant de mots pour exprimer les nuances qui se trouvent entre le plaisir et la joie qu’il existe de nuances entre un vert et un gris-vert. J’ai écrit un monologue qui est une tentative d’exploration du divers, avec les règles qui sont celles du langage, pour tenter de faire exister une palette d’émotions comme une palette de couleurs. Ce but commun articule le texte à l’image plastique.

C’est le monologue d’une femme qui s’appelle Marie. Elle décide de fuir sa ville. Mais sa fuite est une entourloupe : elle se retrouve inévitablement face à elle-même. On y découvre une parole non pas lisse et homogène mais polymorphe et composite. Par fines variations, elle explore la multitude des sensations et des sentiments qui l’habitent jusque dans leurs contradictions. Les contraires ne s’opposent pas mais vont ensemble. À bien y regarder, à quoi ça servirait d’exprimer son plaisir en gommant la douleur, l’ennui ou la tristesse qui lui donnent justement toute sa force ? « Défouloir. Le mouchoir. Le mouchoir. Je crois que je suis allée au bout de moi-même. Comme quoi ce n’était pas la peine d’aller bien loin pour trouver le bout de moi-même. Cette ville aura suffit à ma course. Il m’est arrivé d’aller bien plus loin sans jamais voir le bout de moi-même. Et là je tombe dessus. Le temps passe. Je m’observe dans la glace. C’est bien moi. Je suis arrivée au bout de moi-même. C’est bien moi. Là. Dans la glace. Je suis au bout de ce que je peux. Tiens donc. J’y suis. » Par son introspection, Marie va au charbon au risque de s’y perdre. Elle exprime un état qui est pluriel, pris entre des désirs, des peurs ou des espoirs. Elle se risque sur le chemin de ses propres sensations. Il n’y a là rien de glorieux à regarder en face les sensations qui nous meuvent fondamentalement. Et c’est justement là qu’un être humain parle. Elle exprime un ressenti qui est le fruit d’un cheminement toujours en mouvement autant qu’elle est en vie. Sa parole est le fil de notre voix intime qui se poursuit tout au long de notre vie. Qu’est-ce que je suis en train de vivre là ? C’est donc ça ma vie ? Est-ce que je me sens être moi quand je vis cette vie ? C’est l’idée d’accomplissement de soi-même, à travers le cheminement engagé, qui tient le fil du projet. Marie ne cherche pas à arriver quelque part, mais à cheminer. Peut importe ce qu’il y a au bout, la route vaut la peine pour qui la fait. C’est un cheminement accidenté – mais peut-il en être autrement de nos cheminements intérieurs ? – au moment précis où elle entreprend un voyage dont elle ne connaît pas la durée. Ainsi, de petites détresses en grands bonheurs, d’enchantements en vives douleurs, d’un désir à un autre, les phrases se morcellent parfois pour n’être plus que des mots épars. « Sourire. Ce soir il y a la solitude dans l’hiver blanc. Rien que l’attente. Quand la neige tombe on entend l’attente. J’entends l’attente. Aléas. Chaque blanc est un temps qui passe sans que rien n’advienne. L’être là des hommes et des choses. Qui n’a pas d’autre sens que celui d’être là. Je n’ai rien d’autre qu’être dans le monde. Je le subis. Je n’ai pas d’autre réponse que celle d’être là. Sans rien dire. Je n’ai même pas de question d’ailleurs. Juste d’être là ».

Le texte possède sa musicalité propre, sans nécessairement répondre aux lois de la grammaire classique. C’est un matériau poétique et sonore à mettre en forme. Il pourrait avoir la forme d’un long filet continu, un flux qui coule. Il pourrait être dit comme un continuum de voyelles que les consonnes viennent ponctuer. Il pourrait être dit comme une logorrhée ou comme une ritournelle constante et sans éclat. Il faudra articuler matière sonore et voix pour le rendre audible, le porter, le faire exister, pour y faire émerger une tonalité, une résonnance. Le travail d’Alexandra David est particulièrement axé sur une pratique du texte. Ses expériences comme interprète d’auteurs contemporains, mais aussi son travail de doublage, de lectures, d’enregistrements, de chant, et plus récemment de radio, sont significatifs d’une pratique vocale axée sur la sonorité. D’ailleurs, l’écriture évolue selon la façon dont elle habite le texte. Plus les lectures avancent et plus le texte devient celui qu’elle dira, finalement.