Le projet Oscillations est le fruit d’un parcours entamé dans les années 2000, quand j’ai fait le choix d’un apprentissage dans le champ des arts et de l’esthétique. Pour cette raison, j’évoque ici mon cheminement artistique.
Depuis une dizaine d’années, je découpe, colle, compose avec des papiers, des photos, des cartons, des plastiques. Cette activité procède d’une fascination pour la couleur. Ma recherche fait écho à ce qu’écrit là Victor Segalen : "Plus la Différence est fine, indiscernable, plus s'éveille et s'aiguise le sens du Divers. Rouge et vert ? Que non pas ! Rouge et rougeâtre, puis rouge et rouge avec un divisionnisme sans limite. L'agglomération des objets facilite le jugement qui les "discerne", le "discernement". Toute série, toute gradation, toute comparaison engendre la variété, la diversité. Séparés, les objets semblaient vaguement semblables, homogènes ; réunis, ils s'opposent ou du moins "existent" avec d'autant plus de force que la matière, plus riche et plus souple, a davantage de moyens et de modalités nuancées."
Un cadre sélectionne, s'ajoute à d'autres cadres, un motif se répète, une série naît : la « Série de Chuelles ». L’aspect plastique est la raison d’être des images que je fabrique. Elles ne prétendent être que ce qu’elles sont : des images que j’ai plaisir à regarder. Mais je suis obligée d’admettre que les formes ainsi créées génèrent, de par leur composition, une certaine organisation, voire des systèmes. En fait, un parti pris formel transpire à travers mon goût pour la couleur. Sans le vouloir, une certaine logique se donne à voir, soudainement matérialisée par les petites cases de couleur. Au fil de ma pratique, je me rends compte que mon goût pour les nuances devient finalement prétexte à la composition de nouveaux schémas figurant les organisations les plus diverses. Chaque peinture révèle une sorte de schéma composé d’ensembles et de sous-ensembles. Ici un grand rectangle gris clair – sur lequel de petits carrés gris bleu, bleu ciel, bleu clair, bleu roi et bleu canard sont collés – constitue un premier ensemble. Puis, juxtaposé là, un grand carré bleu vert – composé de petits carrés bleus, violets, mauves, bleu marine et bleu turquoise – constitue un deuxième ensemble. Les ensembles s’accumulent à la surface du tableau créant une sorte de classification dont la logique s’établit à partir des affinités entre les couleurs. Le mode opératoire est toujours le même : un petit papier collé sur un plus grand, puis collé sur un plus grand et ainsi de suite. Plus ça va, plus les formats sont grands.
Ça me fait penser au jardin à la française dont les parterres respectent des proportions strictement égales et symétriques. Tout cela reflète bien une certaine logique ? La composition marque la gauche, la droite, le devant, l’arrière ... Erwin Panofsky décrit comment la façon dont les hommes représentent l’espace et les volumes est révélatrice du courant de pensée conceptuel de leur époque. Je ne résiste pas à la tentation de jeter un œil : « Mais que signifie mettre en forme une réalité obtenue par la vision ? Qu’est ce qui est en mesure d’interpréter la donnée encore parfaitement informe sur le plan esthétique, d’un organe de perception, dans le sens d’un schéma formel et artistique tout à fait étranger à cet organe lui-même. Il ne peut y avoir qu’une seule réponse : seule l’âme est coupable. » Je n’aime pas trop qu’il emploie le mot « âme », ni le mot « coupable » d’ailleurs. Mais continuons, je crois qu’il apporte là un peu d’eau à mon moulin : « Il est certain que les perceptions visuelles ne peuvent acquérir de forme linéaire ou picturale que grâce à une intervention active de l’esprit. En conséquence, il est certain que « l’attitude optique » est, rigoureusement parlant, une attitude intellectuelle en face de l’optique et que « le rapport de l’œil au monde » est en réalité le rapport de l’âme au monde de l’œil. Mais si ce qui fait qu’une époque « voit » linéairement ou picturalement, en surface ou en profondeur, sur un mode coordonnant ou subordonnant dépend non pas d’un certain comportement de l’œil mais de celui de l’âme, le simple choix par un style de l’une ou l’autre de ces deux possibilités formelles doit révéler le comportement de l’âme. » Il continue de parler de « l’âme ». Ça me gène un peu. Mais il emploie également le mot « esprit ». Alors ça va. Je pourrais donc dire que j’aime imaginer une organisation de l'asymétrie, de la nuance, du degré. Ne pas visualiser entre la gauche et la droite dont l’opposition, d’une équidistance parfaite, ne traduit pas la nature multiple et complexe du monde. J’aime suivre les réseaux hypothétiques et accidentés que structurent mes carrés accolés. Je cherche à échapper à une organisation simplifiée pour tendre vers l’approfondissement, au risque du déséquilibre. Tant pis si tout tombe. Repousser autant que possible la logique du symétrique qui a pour fidèle corolaire l’opposition du bon et du mauvais, ne laissant ainsi aucune place à la multitude et à la variation. Cette recherche de formes devient une posture contre une espèce de gommage au profit de l’unification, contre le jugement dont les valeurs peuvent manquer de précision. Je souhaite énumérer et faire exister à travers la couleur chaque petit bout de chose, dans ce goût que j’ai du divers, des aspérités, du grain.
Victor SEGALEN, Essai sur l’exotisme, 1986
Erwin PANOFSKY, La perspective comme forme symbolique, 1975
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